Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article LACEDAEMONIORUM RESPUBLICA

LACEDAEMONIORUM RESPUBLICA

LACEDAEMONIORUM RESPUBLICA 1. Les mots Lacédémone et Sparte n'étaient pas exactement synonymes. Le nom officiel de la cité était Lacédémone; Sparte était le nom de la ville. Dans les textes de traités qui sont cités par Thucydide, c'est toujours le nom de Lacédémone qui est employé'. Un traité commence par cette formule : « Voici ce qui a paru bon à l'assemblée des Lacédémoniens'. »Dans les discours qui étaient prononcés à Sparte, c'est par lexpression a 0 Lacédémoniens » qu'on s'adressait aux auditeurs 4. Les inscriptions désignent aussi la cité par l'expression -ri t»),tç -'r Agietôatu.ov olv Au point de vue géographique, le mot Lacédémone désigna d'abord la région entière appelée Laconie, dont Sparte était le chef-lieu °. Le noln de Lacédémoniens était appliqué à l'ensemble des habitants ; celui de Spartiates en désignait une partie'. Toutefois, comme c'était dans Sparte que s'était groupée la race rnaitresse, et comme la vie politique s'était concentrée dans cette ville, il arriva peu à peu que le nom de Sparte fut employé pour désigner l'État, et le nom de Spartiates pour désigner les citoyens actifs et les véritables membres de cet État. C'est ainsi qu'Hérodote dit-indifféremment roi des Lacédémoniens ou roi des Spartiates, et que, voulant parler de l'État, il se sert de l'expression co xotv'v STzcde l' v e. D'ailleurs, le nom de Spartiates parait avoir été réservé, non pas à tous les hommes qui étaient domiciliés dans la ville de Sparte, mais à ceux-là seuls qui jouissaient de tous les droits politiques, soit qu'ils habitassent à Sparte ou dans la campagne; c'est du moins en ce sens qu'il est employé dans un passage de Xénophon °. Il est difficile de décrire la constitution de cet État lacédémonien. Ce n'est pas que les anciens n'aient. beaucoup écrit sur ai sujet. Hérodote nous donne piles de renseignements sur Sparte que sur aucune autre cité grecque. Thucydide et Xénophon semblent avoir assez bien connu cette ville. liellanicus, Éphore, limée, Phylarque lui donnaient une grande place dans leurs histoires. Charon de Lampsaque i0 avait écrit ses annales. Aristote, Héraclide de Pont, Dicéarque, Sphaeros, Critias", Sosibios, Perséos, Molpis, Aristocrates, avaient composé des traités spéciaux sur son gouvernement ou sur ses usages, et ces traités étaient dans les mains de Plutarque et d'Athénée 12. Mais, outre que nous ne possédons qu'un très petit nombre cle fragments de tous ces auteurs, il y a trois sources de renseignements qui nous font défaut : ce sont les lois, les orateurs i't les inscriptions. Or, si nous songeons que c'est. surtout par ces trois sortes de documents que nous saisissons le détail des institutions d'Athènes, nous comprendrons combien de lacunes ce manque de documents précis laisse dans notre connaissance du gouvernement de Sparte. A cela s'ajoute qu'il s'est établi dès l'antiquité une légende admirative sur Sparte. Elle ne se voit pas encore chez Hérodote, chez Thucydide, chez Aristote; mais elle apparaît chez Xénophon et Platon et se développe d'âge en àge jusqu'à Polybe et Plutarque. Comme Sparte était devenue le point de ralliement des aristocraties grecques, il se forma une tradition d'éloge et d'enthousiasme convenue à son égard. Comme d'ailleurs il se trouvait parmi ses institutions quelques éléments qui avaient toutes les apparences de l'égalité et de la vertu, plusieurs philosophes s'éprirent d'elle comme d'une cité idéale. Ces partis pris ont eu pour effet que les écrivains ont donné à certains côtés de sa constitution une importance exagérée et en ont laissé d'autres dans l'ombre; ils ont introduit dans cette étude des préoccupations morales ou philosophiques qui étaient de leur temps, liais qui avaient été étrangères aux âges antérieurs; ils ont par là revêtu certains faits d'une couleur ,lui, à leur insu, en altérait plus ou moins la réalité. Nous allons essayer de tracer le tableau des institutions de cette ville, en nous plaçant a l'époque sur laquelle nous avons le plus de renseignements, c'està-dire entre le temps é lrodote et celui d'Aristote, au V° et au Ive siècle avant notre ère. 1° État des personnes. Lacédémone, comme toutes les anciennes cités, avait des esclaves, enA'Att, olx_TUi, z't'R »Ôa, Thucydide fait même observer que, parmi les cités grecques, celle qui possédait le plus d'esclaves était Lacédémone[". Plutarque rapporte que, dans une incursion qu'ils firent en Laconie, les Étoliens enlevèrent 30000 esclaves Dans un grand nombre de textes anciens, les idiotes ont assimilés aux esclaves '-'. Le nom de ôou),o_ leur est fréquemment appliqué". La pratique même de LAC 88 7 -LAC l'affranchissement, que nous trouvons employée à leur égard, montre bien qu'ils étaient en dehors (le la classe des homme? libres'. Ils avaient toutefois, au moins la plupart d'entre eux, une situation par!leuDélie au milieu des autres esclaves. Ils habitaient, les champs; « c'est une race de paysans qui depuis une haute antiquité vit groupée dans des demeures rurales' ». Une famille d'hilotes occupait une terre de père en fils; elle n'en était pas propriétaire; elle semait et récoltait en payant une redevance annuelle au propriétaire spartiate 3. Cette redevance avait été fixée à l'origine et ne pouvait pas être augmentée 4 ; « car le législateur avait voulu que les l'ilotes pussent faire quelques profits et se plaire dans leur service" ». Ils pouvaient donc posséder un pécule et quelque fortune mobilière. Le roi Cléomène ayant offert la liberté à ceux qui voudraient l'acheter, il se trouva 6000 hilotes en état de payer immédiatement le prix fixé, qui était de cinq mines °. Ces faits nous permettent de nous représenter les pilotes, au moins la plupart d'entre eux, comme une sorte de tenanciers héréditaires non libres, c'est-à-dire comme des serfs de la glèbe, analogues aux pénestes de Thessalie, aux clérotes de la Crète, aux Maryandiniens de Bithynie, aux Gymnètes d'Argos '. Leur servitude avait des limites; l'historien Éphore dit qu'ils étaient esclaves sous certaines conditions déterminées 8, et le lexicographe Pollux les place « à un rang intermédiaire entre les hommes libres et les esclaves' ». Si mal traités qu'ils fussent dans certains casi0, et surtout quand on les jugeait redoutables'', il y a un trait qui les met audessus des esclaves ordinaires: c'est qu'ils servaient dans les années et combattaient è, côté des Spartiates 12, Et ce qui permet de croire qu'ils ne formaient pas en général une population hostile, c'est qu'on les voit, en 4118, se lever en masse pour porter secours à Sparte menacée]'. Pour les esclaves et pour les hilotes, il y avait plusieurs sortes d'affranchissement. Un historien ancien nous a conservé les noms des diverses classes d'affranchis, mais sans indiquer en quoi elles différaient. Les esclaves devenaient, les uns 4E-rad, les autres z'c770TOt, d'autres encore il'' xT7iaES ou lca7Cs ovâ»Tat'4'. Les hilotes s'élevaient par l'affranchissement au rang de Néodarnodes, qui formaient la classe la plus haute au-dessous de l'ingénuité 15. Mais aucune de ces classes ne se confondait avec celle des vrais citoyens 70. L'affra,nchi avait le droit d'habiter oit il voulait' »; il avait « l'entrée des temples 13 »; il esl probable aussi qu'il jouissait des droits civils et pouvait, paraître en justice; niais on ne voit à aucun signe que les droits politiques lui fussent communiqués ni qu'il entra dans la classe des gouvernants; « l'llilote, on ne devenait jamais Spartiate" in Fort au-dessus des pilotes étaient placés les périèques laconïens. Ils étaient, pour la plupart, les descendants de l'ancienne population achéenne que les Doriens n'avaient soumise qu'après un siècle et demi de luttes, de victoires ou de traités 2°. La conquête achevée, le pays avait été divisé en six parts; l'une d'elles, où se trouvait la ville de Sparte, fut le lot des nouveaux venus ; les cinq autres furent laissées aux anciens habitants 2f. Il parait, s'il faut en croire un texte d'Éphore, que pendant quelques années les deux populations vécurent sur un pied d'égalité et formèrent ensemble un même État"; mais le roi Agis P' enleva aux Laconiens l'égalité politique, l'isotirnie et les réduisit à l'état de sujets E3. Ils avaient des villes, que Strabon dit avoir été au nombre de cent 24, et dont plusieurs, comme Amyclae, Prasio, Cythère, avaient de l'importance. Ils étaient hommes libres. Ils possédaient leur sol en toute propriété11s se livraient en pleine liberté au commerce et à l'industrie. Entre les hilotes attachés à la glèbe et les Spartiates soumis aux dures obligations du citoyen, les périèques laconiens étaient peut-être ce qu'il y avait de plus libre ". Ils avalent leurs lois, leur ,justice, leur administration locale "b. Mais ils ne possédaient pas les droits politiques et n'étaient pas membres actifs de l'État spartiate. Ils payaient des impôts et devaient le service militaire ; mais, ce qui marque bien qu'ils étaient tenus pour hommes libres, c'est qu'ils servaient au rang des hoplites", et pouvaient même obtenir des commandements"; une autre preuve de leur liberté est qu'ils étaient admis aux jeux olympiques et pouvaient figurer parmi les vainqueurs 29. Les Spartiates étaient, pour la plupart, les descendants des conquérants doriens. Toutefois, quelques familles achéennes et cadméennes se trouvaient au milieu d'eux 30. Hérodote indique, mais en termes assez vagues, que de son temps on pouvait compter 8000 Spartiates 31, Plutarque donne à entendre qu'ils avaient été 9000 au temps de Lycurgue. Aristote rapporte comme une tradition qu'à l'origine leur nombre s'était élevé à 1000032. Le droit de cité, à Sparte comme dans les autres villes LAC 888 LAC grecques, se transmettait par la naissance ou s'acquérait par une loi spéciale. Aristote dit que dans les premiers siècles, Sparte accordait volontiers ce droit à des étrangers, réparant ainsi les pertes que la guerre faisait subir à sa population'. Cette assertion est confirmée par Plutarque 2, par Élien '. Xénophon montre qu'il y avait de son temps des étrangers, qui étaient admis d'une certaine façon dans l'État lacédémonien; on peut induire de son récit qu'ils étaient en assez grand nombre et qu'ils formaient une classe réputée libre et assez considérée Mais il y a grande apparence qu'il y avait des degrés dans le droit de cité. On pouvait être admis dans la cité lacédémonienne sans devenir pour cela un citoyen complet, un Spartiate. Les droits politiques, et surtout le jus honoé'um, étaient mis à part. Un passage d'Hérodote est significatif : les Spartiates voulaient avoir avec eux le devin Tisamène qui était un É1éen ; celui-ci exigea « qu'ils le fissent citoyen », « qu'ils lui donnassent part à tous les droits », «qu'enfin il devint, ainsi que son frère, un Spartiate ». C'est de ce rang et de ce titre que Sparte était fort avare ; mais elle ne repoussait pas absolument les étrangers et les admettait volontiers, comme vaoôaµtéôets, comme Tpdutp.ot, ou comme mothaces 6, soit dans ses murs, soit dans ses armées, et elle leur donnait, avec quelques droits civils, une place dans l'État. Le titre de citoyen pouvait se perdre de deux façons, soit par la volai«, soit par l'Ttr.(a. Était réputé vdloç quiconque était né d'un Spartiate et d'une femme étrangère. Comme cette condition était héréditaire, on ne doit pas être surpris que les vdlot aient formé une classe assez nombreuse à Lacédémone' ; peut-être y faut-il faire entrer ceux qu'on appelait inauvaxTai'. Ceux qui étaient nés de pères Spartiates jouissaient d'un certain rang et de quelques droits dans la cité La peine de l'atimie était prodiguée à Sparte. Nous sommes loin d'avoir la liste des crimes et des délits qu'elle atteignait; nous savons qu'elle frappait tout homme qui avait reculé dans un combat10, tout homme qui ne se soumettait pas aux règles si rigoureuses de l'éducation et de la discipline intérieure de Spartef1, tout homme qui restait célibataire 12, tout homme enfin qui ne pouvait ou ne voulait pas prendre part aux repas publics". Celui qui était exclu du nombre des citoyens n'avait plus ni droits politiques ni droits civils ; il ne pouvait plus aspirer aux charges ; il ne pouvait contracter ni achat, ni vente, ni mariage régulier ; frappé et maltraité, il n'avait aucun recours en justice l`. La religion même lui était interdite; il ne pouvait pas prendre part aux fêtes ; nul citoyen ne lui pouvait communiquer le feu sacré ni même avoir un entretien avec lui ". Le corps des citoyens se divisait en un certain nombre de groupes que l'on appelait uunui et qui se divisaient eux-mêmes en OIGn) t0. On a lieu de croire que les tribus étaient au nombre de trois et qu'elles portaient les mêmes noms que dans d'autres villes doriennes, ceux de Hylléens, Dymanes et Pamphyles 17, Quant aux d,ôa2, qui ont peut-être quelque analogie avec les phratries athéniennes, on est d'accord pour penser qu'elles étaient au nombre de trente. Les citoyens de Sparte étaient-ils partagés en classes? Y distinguait-on des familles de naissance aristocratique, comme étaient les Eupatrides d'Athènes et les Patriciens de Rome? Y marquait-on des rangs suivant la richesse, comme étaient les classes de Rome et les TtMp.ZTn d'Athènes? Il nous paraît impossible de répondre à ces questions. D'un côté, la tradition attribuait à Lycurgue d'avoir donné aux Spartiates l'égalité en toutes choses. D'autre part, ni Hérodote, ni Thucydide, qui sont les auteurs les plus anciens qui nous parlent de Sparte, ne font la moindre allusion à une pareille égalité. Quelques mots d'Hérodote semblent même indiquer qu'il y avait des Spartiates que l'on distinguait entre leurs concitoyens « pour leur naissance et pour leur richesse 18 ». Le même historien mentionne des hommes qu'il appelle agtot 10 Sdxtµot, ou qu'il désigne par l'expression oi 1,7ATOt 70. Aristote décrit la société spartiate comme si elle était partagée en deux classes bien tranchées ; il les désigne par les expressions xaaotr.?aloi et Siw.(,ç 2f. Xénophon emploie les deux termes bu.oëot et inro(a.aioveç, les Égaux et les Inférieurs 22. Sur les différences qu'il y avait entre ces deux classes, on est à peu près réduit aux conjectures. Toutefois on remarque que Démosthène mentionne la première comme une classe très puissante23, et que Xénophon place la seconde au milieu d'autres classes déshéritées et opprimées 2`. On pourrait même conclure de deux passages de cet historien que les bN.oïot jouissaient seuls de tous les droits politiques 20. Parmi ces obscurités, ce qui ressort avec le plus de vraisemblance des textes et des faits, c'est que, même parmi les hommes de sang dorien, il y avait des rangs très distincts. En tête étaient les Spartiates bp.oiol, puis les Spartiates ûaoN.a(ovaç, puis les vdlot EzapTtsTmv ; venaient ensuite les i;EVOt Tpdgtµot, les mothaces, les néodamodes ; au-dessous étaient les périèques, et au dernier degré de l'échelle se trouvaient les hilotes et les esclaves. 2° Institutions sociales. La famille. La famille était constituée à Sparte comme dans le reste de la Grèce. On ne voit à aucun signe certain que les relations entre l'époux et l'épouse, entre le père et les enfants, y aient été sensiblement différentes de ce qu'elles étaient ailleurs. LAC 889 LAC Hérodote, observateur si curieux des moeurs intimes, ne signale rien dans celles des Spartiates qui s'éloigne de celles des autres Grecs. Ni Thucydide ni Aristote ne font aucune remarque de cette nature. A Sparte comme partout, le mariage était un acte sacré qui s'accomplissait suivant des rites. Plutarque rapporte, àla vérité, que l'époux devait enlever l'épouse' ; mais il y e grande apparence qu'il indique là, sans y penser, un rite antique du mariage, lequel se retrouve dans une grande partie de la race indo-européenne et se voit aussi à Rome. Le même historien semble croire que le lien du mariage était peu respecté à Lacédémone et que les femmes y étaient à tous, ainsi que les enfants 2. Mais cela est démenti par beaucoup d'anecdotes que racontent Hérodote et Plutarque lui-même 3. Il est vraisemblable que Plutarque s'est mépris sur le sens d'une institution dont Polybe avait parlé avant lui : c, Trois ou quatre maris, dit-il, pouvaient avoir une même femme, pourvu qu'ils fussent frères » Ce vieil usage ne serait autre que le lévirat, qui fut pratiqué par presque toute l'antiquité dans l'intérêt de la conservation des familles. Dans la pensée des vieux âges, toute considération morale cédait devant la nécessité de donner un descendant à une lignée d'ancêtres. De là cette loi étrange ; de là aussi la règle du divorce en cas de stérilité de la femme. Quelques faits de cette nature ne doivent pas nous induire en erreur sur le caractère général de la famille à Sparte. La mono gamie y était la règle absolue et l'adultère y était réputé l'un des plus grands crimes Il ne paraît pas que la puissance paternelle ait été différente à Sparte de ce qu'elle était dans le reste de la Grèce. Il est vrai que le père était obligé de soumettre son fils aux prescriptions quotidiennes de l'éducation publique ; mais le fils rentrait chaque jour dans la maison, et beaucoup d'anecdotes montrent que le lien était assez étroit entre le fils d'une part, le père et la mère de l'autre 7. Dire que les enfants n'appartenaient pas à la famille serait une exagération et une inexactitude. La vie intime dans la famille n'était pas inconnue de Sparte. La maison avait, comme partout, son foyer sacré, son dieu intérieur. Nous lisons dans Hérodote que Démarate entre dans sa maison, y immole un boeuf à Jupiter et, s'adressant à sa mère : « Je te supplie, lui dit-il, au nom de notre dieu domestique dont je touche l'autel. » Hérodote et Plutarque mentionnent des sacrifices privés, ce qui suppose 3 des fêtes domestiques et des anniversaires 9. Aristote et Platon assurent qu'à Sparte les femmes jouissaient d'une plus grande liberté que dans la plupart des villes grecquesf0. Denys d'Halicarnasse, comparant les trois grandes cités, Rome, Athènes et Sparte, au point de vue de l'ingérence des pouvoirs publics dans la vie privée, dit que Sparte était celle où la vie privée avait le plus d'indépendance : „ Toute infraction au bon ordre, si elle est commise en tin lieu public, est passible d'une peine ; mais de ce qui se fait dans l'intérieur de la maison, l'État n'a nul souci ; la porte de la cour est la limite où finit l'assujettissement et où commence la liberté ". » 2° La propriété. Les Spartiates ont pratiqué de tout temps, ainsi que les autres Grecs, le régime de la propriété privée. L'étude des documents et des faits ne peut laisser aucun doute sur ce point. Il n'y a pas un seul texte, parmi tant de descriptions et de récits, qui indique que les terres y aient été communes Platon rapporte que, dès le premier établissement, la terre fut partagée en lots de propriété f2. Suivant Plutarque, l'inégalité des fortunes se serait d'abord fait sentir ; « les uns devinrent très riches, les autres très pauvres et sans ressources ». C'est pour remédier à cette inégalité trop profonde que Lycurgue aurait persuadé aux Lacédémoniens de mettre pour un moment la terre en commun et de procéder à un nouveau partage f3 ». Il aurait alors, d'après le même historien, divisé le territoire de Sparte en 9000 lots égaux, dont chacun pouvait produire environ 80 médimnes de grains. Il y a des raisons de douter de cette égalité des parts, égalité dont il n'est fait mention que dans des historiens très postérieurs à Lycurgue et dont Hérodote ne parle pas ; mais ce dont on ne peut pas douter, c'est que la terre n'ait été possédée en propre par chaque Spartiate. La propriété du sol était héréditaire''. Elle passait nécessairement du père au fils, sans que celui-ci pût être déshérité par un testament ; cette règle dura jusqu'à la loi d'Epitadéos qui ne fut portée qu'après la guerre du Péloponnèse ''°. La terre était tellement attachée à la famille que, suivant une règle que nous retrouvons dans beaucoup d'anciennes cités grecques, il n'était pas permis de se séparer d'elle par la vente". Le Spartiate ne cultivait pas lui-même son champ ; il le faisait cultiver par un hilote qui en était comme le fermier et qui lui en payait une redevance annuelle. Le chiffre de cette redevance avait été fixé à l'origine '7. Il était interdit au propriétaire de louer sa terre à un prix plus élevé, o la loi visant à ce que l'hilote pût faire quelques profits et à ce que le propriétaire ne s'enrichît pas outre mesure 18 ». Beaucoup de faits montrent, non seulement que la propriété privée existait à Sparte, mais qu'elle y fut même de bonne heure fort inégale. Déjà avant Lycurgue, Plutarque signale une grande disproportion dans la richesse 19. Au siècle qui suit, nous voyons la guerre de Messénie éclater à l'occasion d'un crime commis par un Spartiate qui est un propriétaire de vastes pâturages20. LAC 89(1 LAC A la lin de cette mense guerre, la propriété est devenue ii tel point inégale qu'un parti demande, sans d'ailleurs l'obtenir, un partage du sol'. Un siècle après, Hérodote montre que l'on distinguait e Sparte des hommes « qui s'élevaient au-dessus des autres par la naissance et par le richesse 2 ». Plus tard encore, Thucydide fait la remarque que tous les Spartiates avaient un vêtement uniforme, bien qu'il y eût parmi eux des hommes plus riches que les autres Aristote affirme que de son temps la richesse était si inégalement répartie que « les uns possédaient des biens énormes, les autres n'avaient presque rien, en sorte que le sol est en un petit nombre de mains' ». Cette disproportion ne fit que s'accroitre avec le temps ; à l'avènement d'Agis III, tout le territoire de Sparte appartenait à cent propriétaires '. La richesse mobilière n'était pas inconnue à Sparte, Plutarque, au milieu même des peintures quel fait de la pauvrette spartiate, laisse échapper une foule de traits qui marquent une société où l'argent tient une grande place. II mentionne, dés une époque très ancienne, des débiteurs et des créanciers, et la question des dettes était déjà assez grave pour troubler l'État °. Il montre à tout moment la passion du lucre. Un ancien oracle avait déjà dit : « C'est l'amour de l'argent qui perdra Sparte'. » On répète, à la vérité, que les Spartiates ne possédaient ni or ni argent ; mais les textes disent seulement qu'ils ne possédaient pas d'or monnayé, pas d'argent monnayé ; ils se servaient de lingots'. Cette absence de monnaie d'or et d'argent, au milieu même de l'affluence de ces métaux, est un fait assez fréquent clans l'antiquité ; on la remarque dans l'ancienne Rome jusqu au temps des guerres puniques. bien que Rome fût déjà fort riche et qu'elle connût depuis longtemps le commerce et même la spéculation. Apparemment les Spartiates, comme les Romains, aimaient mieux peser l'or que le compter. L'argent ne manquait pas, puisqu'une des peines les plus souvent infligées était l'amende ; Plistoanax, en 144, fut condamné à payer 15 talents °, et Agis, en 1418, faillit être condamné à payer 100000 drachmes 10. Le commerce de l'argent parait avoir été interdit par quelque vieille loi ; mais un historien cité par Athénée nous renseigne sur l'un des moyens par lesquels la loi était éludée : les Spartiates plaçaient leur argent chez les Arcadiens ou prenaient pour prète-noms des hommes de ce pays" voici un autre trait de moeurs qui nous est fourni par Aristote et Plutarque : Les éphores, disent-ils, siègent tous les jours et séparément pour juger les procès relatifs aux obligations 12. Ce grand nombre de procès donne une idée du mouvement d'affaires et de la complexité des spéculations qu'il y avait à Sparte. Xénophon et Aristote disent expressément que r, la richesse était fort estimée dans cette ville », et a qu'on s'y faisait gloire d'être. riche 13 ». Il n'y a guère de ville où l'accusation de corruption à prix d'argent ait été aussi fréquente qu'à Sparte. On tonnait l'histoire cle Cléomène qui avait reçu de l'argent des \rgiens pour ne lias assiéger leur ville 1', d'Eurybiade qui recut cinq talents de Thémistocle pour changer le plan de son expéditions", des éphores que, suivant quelqueshistoriens, Thémistocle gagna à prix d'argent pour obtenir la permission de rebâtir les murs d'Athènes 1e, de Plistoanax et de Cléandridas qui se firent acheter par Périclès 1i, du roi Léotychide qui fut pris sur le fait, « assis sur une bourse pleine » qu'il venait de recevoir des ennemis de Sparte', de Gylippe qui essaya de voler 300 talents à l'État ". Aristote parle de la vénalité des éphores en général et même de beaucoup de sénate.urs°0. Les Spartiates savaient aussi se servir de l'argent pour se faire des intelligences chez leurs adversaires; Pausanias fait observer qu'ils ont été les premiers qui aient su acheter les généraux ennemis et il cite deux exemples dont l'un remonte à la guerre de Messénie 21 ; il ajoute qu'ils furent les seuls qui aient osé corrompre la Pythie à prix d'or 22. Tous ces faits prouvent que les Spartiates avaient l'usage de l'argent et qu'ils en connaissaient le prix. « Tu te crois bien riche, dit Socrate à Alcibiade, dans Platon; mais regarde Lacédémone, et tu verras que les richesses d'ici sont peu de chose auprès de celles qu'il y a dans cette ville. Je ne parle pas seulement des terres qu'ils possèdent en Laconie et en Messénie, du grand nombre de leurs esclaves, de leurs chevaux et de leurs troupeaux ; je laisse cela de côté ; je parle de l'or et de l'argent; il y en a plus à Lacédémone chez les particuliers que dans tout le reste de la Grèce ; car, depuis un grand nombre de générations d'hommes, l'argent y afflue de chez les Grecs et de chez les Barbares, et il n'en sort jamais. C'est comme dans la fable de l'antre du lion: on voit bien les traces de ce qui entre, on ne voit pas les traces de ce qui sort. Aussi faut-il reconnaître que par l'or et l'argent les hommes de cette ville sont les plus riches de tous les Grecs2'''. » le plus Lacédémone des autres cités grecques, c'est la discipline qu'elle imposait à ses citoyens. Encore y aurait-il de l'exagération à dire que l'assujettissement de l'individu à l'égard de la cité ait été une chose particulière à Lacédémone. Les prescriptions dont nous allons parler, telles que l'éducation en commun, les exercices gymnastiques, les devoirs de l'éphébie, les repas publics, LAC -89'1 LAC les obligations imposées à chaque âge de la vie, se retrouvent dans beaucoup d'autres villes doriennes, ioniennes ou éoliennes. Les différences n'étaient que dans la mesure. Partout, avec plus ou moins de rigueur, le principe éminemment grec était que le citoyen dût mettre toute son application à garder et entretenir l'ordre établi pour tous par la cité, ccll,Ely Tbv xotvev TŸIÇ 7c6ÀEmç tee-gov ». Ce qui est particulier à Sparte, c'est que la discipline sociale y fut plus sévère qu'ailleurs et s'y maintint plus longtemps. La cité interdisait au Spartiate de faire le commerce ou d'exercer un métier; « il lui était absolument défendu de mettre la main à aucun travail' Il ne lui était même pas permis de cultiver sa propre terre ni d'en augmenter le produit par son labeur. La règle était, qu'il eût abondance d'inoccupation, âc?flcv:av eyo)diis ; par quoi nous devons entendre qu'il était tenu de donner tout son temps et tous ses soins, non à ses intérêts personnels, mais à l'État. 11 n'avait pas le droit de rester célibataire, et le sévère châtiment que les Grecs appelaient kiuµ:a frappait celui qui ne se mariait pas L'habillement était soumis à des règles, et il était le mème pour les riches et pour les pauvres Le Spartiate ne pouvait pas porter des bijoux', et une vieille loi, peu observée peut-être, mais toujours rappelée d'année en année, lui ordonnait de se raser la moustache' L'éducation de l'enfant n'appartenait pas au père. On n'était pas libre d'élever son fils chez soi et de l'instruire ou de lui donner un précepteur. Dès l'âge de sept ans, les enfants étaient pris par l'État, distribués en classes et élevés en commun sous des maitres choisis par la cité'. Bien qu'if y eîrt des riches et des pauvres dans la société spartiate, l'éducation était la même pour tous, et Aristote remarque que tous étaient élevés comme s'ils eussent été pauvres', fille se composait d'exercices gymniques et musicaux, tous également obligatoires et fixés invariablement par l'État. Dans les uns comme dans les autres, ce qu'on enseignait le plus à l'enfant, c'était à obéir 10. La discipline, qui s était. emparée de l'enfant, gardait l'homme fait, et se prolongeait toute la vie. « L'éducation, à Sparte, soumettait tous les citoyens à. ses règles ; on ne laissait à personne la liberté de vivre à son gré ; la ville était comme un camp ; chacun y menait le genre de vie déterminé par la loi; toutes les occupations avaient en vue la communauté, et l'on devait savoir qu'on ne s'appartenait pas, niais qu'on était tout à l'État ". Les repas en commun faisaient partie de cette discipline qui s'étendait à tous les actes de la vie isYSSPriA. « Le législateur avait mis les citoyens en état de ne pas même savoir vivre isolément, mais d'être toujours ensemble, comme les abeilles dans une ruelle, toujours groupés et rangés sous l'oeil de quelque chef', » Les Spartiates vivaient donc peu dans leur maison; ils passaient le jour dans les gymnases ou dans les 'ET'ai, la soirée à des tables communes oit se prolongeait la conversation f3, toujours sous la surveillance les uns des autres ou. sous celle des chefs. La nuit même, jusqu'à un certain âge, ils dormaient en commun ou bien ils veillaient occupés à faire la garde ou à parcourir la campagne On était soldat presque toute la vie 10, et, à la. différence des autres cités grecques, on était soldat même en temps de paix; tous les citoyens étaient distribués en petits groupes qu'on appelait des énomoties", et qui étaient composés d'hommes du même âge unis par un serment'". Plusieurs énomoties formaient un adyoç ; quatre ),d/ot formaient une gdoa 19. Tous ces corps étaient commandés pal' des énomotarques, des lochages, des polémarques. Les 300 cavaliers étaient commandés par trois hippagrètes. Par ce système, le Spartiate était toujours à l'état de soldat, toujours en exercices militaires ou en expéditions, toujours enserré entre deux camarades 20, toujours sous le commandement d'un chef. Aussi les écrivains athéniens remarquaient-ils que Sparte ressemblait à un camp 21. Comme le mariage devait avoir lieu bien avant l'âge où cessait le service ,journalier, il ne fallait pourtant pas que les devoirs du soldat fussent négligés, et le jeune époux ne pouvait que se dérober pour quelques heures à la caserne". C'était seulement. lorsqu'il avait donné trois fils à l'État qu'il était, exempt des gardes ; il l'était de tout service quand il en avait donné quatre'". II y avait, à Sparte. quelque chose que l'on appelait « la vertu». Quand on lit les Apophtltegmes de Plutarque et sa vie de Lycurgue, on est frappé de rencontrer sans cesse ce mot, et Lon entrevoit que les documents dont l'historien se servait lui parlaient sans cesse de « la vertu à. Sparte. Il a. pu comprendre ces textes imparfaitement ; il a pu surtout les interpréter en moraliste ; il a pu croire que « la vertu » de ces anciens Spartiates était la même chose que ce que ses contemporains entendaient par le 1neme mot ; du moins ne nous trompe-t-il pas sur la. place que « la vertu A tenait dans la vie civile et même dans le gouvernement de Sparte. C'est ici, en effet, Fun des points capitaux de l'histoire (le cette société. Xénophon consacre un long chapitre au même objet=' Platon, quand il parle de Sparte, ne manque guère de parler en même temps de vertu. L'historien voudrait savoir avec quelque précision ce qu'il doit entendre par ce mot et quelles idées les Spartiates y attachaient. On distingue assez bien que cette vertu LAC 892 LAC n'était pas une qualité purement morale et personnelle. Elle ne se composait pas non plus uniquement de courage militaire et de force d'âme. Ce qu'ils appelaient la vertu du citoyen, 7ro)vrtx psiri,, était l'observance exacte et continue de toutes les lois et de toutes les règles que la cité imposait à ses membres. Elle consistait, suivant l'expression de Xénophon, « à peiner pour les lois », TG Tz vti i.x ila7ovei69at '. Dur travail de l'éducation, exactitude aux exercices gymnastiques et musicaux. assouplissement du caractère, patience dans les fatigues ou sous les coups du maître, adresse à ne pas se laisser surprendre en faute, plus tard fréquentation des gymnases « où la rie était plus dure que dans les camps, », mariage au temps voulu, habillement conforme à l'ordonnance, assiduité aux syssities, ponctualité au service militaire, bravoure au combat, éloignement pour tout travail manuel et tout commerce, respect constant pour la loi et pour les chefs, tels étaient les éléments dont se composait la vertu. Elle était de tous les tiges et de tous les jours ; elle commençait à sept ans et ne finissait qu'avec la vie. Cette vertu était la condition des droits politiques. « Car le législateur, dit Xénophon, a exigé du citoyen sans nulle rémission la pratique de la vertu tout entière qui convient au citoyen à ceux qui remplissent toutes les obligations, il donne la cité avec les droits complets mais ceux qui n'ont pas la force de supporter tous les travaux prescrits par la loi, il ne veut pas qu'ils soient comptés parmi les citoyens'. » Ainsi, une peine sévère, u(a, était suspendue sur la tète de quiconque s'écartait de « la vertu ». Le Spartiate qui ne l'observait pas tout entière perdait par cela seul son rang de Spartiate. Il y avait encore cette singularité dans l'existence de Sparte qu'elle avait des concours où on luttait de vertu. Ces concours se renouvelaient â tous les tiges de la vie concours entre les enfants et concours entre les hommes faits ; concours après chaque bataille pour désigner le plus brave et concours en temps de paix pour le plus obéissant; concours pour être dans les 300 premiers '', et plus tard « concours de vertu » pour être sénateur. Plutarque marque bien cette habitude de concurrence constante Le législateur, comme pour attirer la vertu, a mis dans la vie du citoyen l'esprit d'émulation et de rivalité ; il a voulu que les bons citoyens fussent toujours en lutte et en combat les uns vis-à-vis des autres'. » Ces concours avaient des prix divers qui étaient décernés soit par le choix des chefs, soit par l'élection 6. Quelquefois c'était une couronne d'olivier ou une place d'honneur à la fête sacrée des Gymnopédies. Le jeune homme qui, sur l'autel de Diane, avait supporté le plus de coups sans pousser un cri, recevait le titré de u govaix'q; et le portait avec orgueil toute sa vie.. C'était aussi par concours que l'on était admis parmi les 300 soldats d'élite 8 qui formaient cousine un ordre équestre dans la cité On sortait de ce corps à un âge déterminé et les cinq premiers chaque année recevaient le titre d'âyaAdepyot avec des prérogatives particulières 10. Un honneur encore plus grand consistait à occuper, au ,dur du combat, ce qu'on appelait la première place, celle oit l'on se trouvait devant le roi". Venait en fin, mais seulement à l'âge de soixante ans, cd que Sparte appelait par excellence « le prix de la vertu et qui n'était autre que le titre et le rang de sénateur `". Ces habitudes et ces pratiques ont eu sans nul doute une grande importance dans la vie de Sparte. Nous ne (levons pas les, juger d'après nos idées modernes, ni attribuer au mot vertu la signification qui s'y attacherait aujourd'hui. Mais ce qui ressort de ces faits, c'est que la société spartiate formait une sorte d'échelle hiérarchique, dont l'homme montait quelque degré d'àge en âge à la suite de certains concours, et où les rangs etles honneurs étaient déterminés par « la vertu », au moins en théorie. les Institutions politiques. La royauté. Sparte a toujours eu des rois ; toujours aussi elle en a eu deux en même temps. Ces rois appartenaient à deux familles, olxot, qui se rattachaient l'une et l'autre au'ivo; des Héraclides et qui étaient les deux branches principales de ce i(évo; 13. L'historien ne peut pas donner la raison de ce partage de la royauté. L'attribuer à un calcul de politique est une pure hypothèse. Il date des premiers liges ; on disait qu'il avait été institué en vertu d'un oracle'`, et les Spartiates le conservaient avec un soin religieux. Il est (ligne de remarque que la loi s'opposait à ce que les deux rois appartinssent à la même branche ". 11 semble que la branche des Agides ait eu sur celle des Eurypontides une sorte de primauté d'honneur et comme un droit, d'aînesse le ; mais on ne voit pas qu'il y ait eu entre elles aucune différence d'autorité. Les rois étaient très vénérés à Sparte. On les croyait issus du grand dieu national 'Hoaxk,ç ". Leur lignée était sainte et divine. Ils étaient chers aux dieux, Oeoiat yiGo,, dit Tyrtée, et honorés par les dieux mêmes, Orcariv riTOt 18 . Aussi devaient-ils assurer la protection divine à la cité. Intermédiaires naturels entre les dieux et les hommes, ils étaient chargés de tout ce qui concernait le culte So. Leur principal devoir était d'accomplir les rites et de se conserver purs de toute faute qui eût attiré la colère divine sur eux et sur la ville. Aussi Sparte tenait-elle beaucoup à être sûre que ses rois étaient en règle avec la divinité. A cet effet, tous les neuf ans, elle interrogeait les dieux mêmes en leur LAC 893 LAC demandant « un signe ». Voici, suivant Plutarque, en quoi consistait cette cérémonie : « Par une nuit claire et sans lune, les éphores, assis en silence, tenaient les yeux fixés vers le ciel; s'ils voyaient une étoile traverser le ciel dans un certain sens, c'était le signe que les rois avaient commis quelque manquement à l'égard de la divinité; ils les suspendaient donc de la royauté, jusqu'à ce qu'un oracle venu de Delphes ou d'Olympie ordonne leur rétablissement'. » Une telle pratique nous instruit des idées des vieux liges et du caractère primitif d'une institution. Ces rois avaient surtout des attributions religieuses. « Ils ont, dit Hérodote, deux sacerdoces, celui de Jupiter Lacédémonien et celui de ,l upiter Céleste. On leur fournit autant de victimes qu'ils en veulent pour les sacrifices. Les peaux des victimes ainsi que les meilleurs morceaux de la chair leur appartiennent. S'il se fait un sacrifice au nom de la cité, ils ont la première place au repas, et dans la distribution des viandes on commence par eux ; ils ont double part, et ce sont eux qui font les libations... Chaque mois, le jour de la nouvelle lune et le septième jour, l'État leur fournit une victime parfaite qu'ils immolent dans le temple d'Apollon, et on leur procure en outre un médimne de farine et une mesure de vin. Dans tous les jeux sacrés, ils ont les places d'honneur. Ils ont le droit de nommer les deux Pythiens, qui sont chargés d'aller consulter le dieu de Delphes. Ils ont enfin la garde des oracles et le droit d'en prendre connaissance de concert avec les Pythiens'. Leur personne était inviolable 9; mais c'était surtout au moment de leur mort que la vénération des hommes se montrait. La perte d'un de ces êtres sacrés funestait la cité et l'obligeait au deuil: « Quand un roi meurt, des cavaliers courent annoncer l'événement dans toute la Laconie et les femmes parcourent la ville en faisant résonner une sorte de tambour. Dans chaque famille, deux personnes de condition libre, un homme et une femme, doivent se couvrir des souillures du deuil. De tout le pays accourent les Spartiates, les Laconiens, les hilotes même, et, au nombre de plusieurs milliers, le jour des funérailles, tous se frappent le corps de grands coups et font entendre une immense lamentation. Puis on ensevelit le corps et, durant dix jours, il ne se tient ni tribunaux ni assemblées ; ces dix jours entiers sont donnés au deuil » Xénophon présente la royauté spartiate sous les mèmes traits : « Elle est restée telle qu'elle était aux temps antiques. et voici les relations que le législateur a établies entre elle et la cité : les rois accomplissent tous les sacrifices publics, ce qui est naturel puisqu'ils sont issus du dieu ; ils ont double portion ; l'État leur fournit autant de victimes qu'ils en ont besoin... Quand ils meurent, les honneurs qu'on leur rend sont tels qu'on semble honorer non des hommes, mais des dieux'. » Beaucoup de respects, peu de pou V. voir. Aussi Xénophon fait-il en même temps celle remarque que, pendant leur vie, « ils ne sont guère audessus des simples particuliers et qu'ils ne peuvent pas avoir même la pensée du pouvoir absolu ». Les rois de Sparte n'avaient pas même de garde ; Plutarque l'affirme, et, en effet, parmi les nombreuses anecdotes qui nous renseignent sur la vie de Sparte, nous ne voyons jamais que les rois, dans l'intérieur de la ville, disposent d'une force militaire. Ils n'avaient aucun moyen matériel ni de garantir leurs personnes ni de contraindre à exécuter leurs ordres. L'autorité judiciaire qu'on leur accordait était très bornée. Ils jugeaient, dit Hérodote, les procès relatifs aux chemins publics; et, lorsqu'il se trouvait une fille épicière, c'est-à-dire lorsqu'une famille n'était plus représentée que par une fille et menaçait (le s'éteindre, il appartenait aux rois, si le père était mort sans faire choix d'un mari, de décider par qui la fille serait épousée et par qui se perpétuerait la famille. Toute adoption se faisait aussi devant les rois. « Ces trois sortes d'affaires, dit Hérodote, étaient les seules qui leur fussent soumises'. » IL ne semble pas qu'ils eussent en mains l'administration financière. Platon parle, à la vérité, d'une contribution que les Lacédémoniens payaient à leurs rois ; mais il ressort de ce passage qu'il s'agit là de revenus annuellement accordés aux rois pour leurs dépenses personnelles, d'une sorte de liste civile sur les profits de laquelle les deux maisons royales devinrent fort riches r. La distinction entre le tribut payé aux rois et le tribut payé à l'État est signalée aussi par Flérodote19. Quant au trésor public, il ne parait pas qu'ils en eussent la gestion 11. Jamais ils n'établissent un impôt de leur propre autorité. On ne les voit jamais disposer de la fortune publique. Enfin, ce n'est pas à eux, c'est aux éphores que tous les magistrats inférieurs rendent leurs comptes''. Les rois prenaient part aux séances du sénat. « Ils sont assis, dit Hérodote, à côté des sénateurs dans les délibérations ; s'ils sont absents, ceux des sénateurs qui sont leurs plus proches parents votent pour eux et donnent deux suffrages 13 » Ce passage d'Hérodote est significatif. Si les rois n'avaient pas assisté aux séances, nous pourrions supposer qu'ils formaient un pouvoir à part, audessus ou à côté du sénat ; si du moins ils n'y avaient pas voté, nous pourrions encore conjecturer qu'ils auraient eu une sorte de droit de véto à l'égard des décisions de ce corps. Aucune de ces hypothèses n'est possible. Les deux rois ont les mêmes suffrages que les autres sénateurs ; ils sont semblables aux autres ; ils sont, en matière politique, deux sénateurs au milieu de vingt-huit autres sénateurs 1 Aussi les rois de Sparte n'avaient-ils pas la direction des affaires. Ce n'étaient pas eux qui concluaient les traités. Thucydide donne le texte d'un traité entre Sparte 113 LAC 1194 LAC et Argos ; il n'y est pas fait mention des rois, et le commencement est ainsi conçu : « Voici ce qui a semblé bon à l'assemblée des Lacédémoniens 1. Le mème historien rapporte un autre traité conclu entre Sparte et Athènes, et il en donne ainsi la teneur : « Les Athéniens et les Lacédémoniens ont fait la paix aux conditions suivantes. Là encore il n'est pas fait mention des rois ; l'historien donne la liste « de ceux qui ont fait la libation », c'està-dire de ceux qui ont signé le traité; il cite quinze noms parmi les Spartiates ; le premier est celui d'un éphore: le nom des rois ne s'y trouve pas 2. Plus tard, quand les Athéniens assiégés adressent des envoyés au roi Agis pour demander la paix, le roi leur répond qu'ils doivent s'adresser à Sparte ; « if n'a pas, lui, les pouvoirs requis pour t 'aiter ' », Agésilas fait inc réponse semblable aux envoyés du satrape Tissapherne Les rois de Sparte n'avaient pas davantage le droit d'entreprendre une guerre. Ilérodote raconte une expédition que le roi Cléomène fit contre file d'Égine; cette expédition était illégale « parce qu'elle avait été entreprise sans l'assentiment de l'État spartiate ° » ; aussi Cléomène ne put-il la mener à fin. Le même historien nous montre des députés ioniens allant solliciter des secours à Sparte ce n'est pas aux rois qu'ils s'adressent, c'est à une assemblée6. On peut voir dans Thucydide comment et par qui la guerre du Péloponnèse fut décidée : une assemblée de Spartiates est réunie; les députés de Corinthe véont introduits et demandent la guerre ; les députés d'Athènes parlent ensuite en faveur de la paix ; puis, tous les étrangers s'étant retirés, l'assemblée des Spartiates délibère ; plusieurs avis sont exprimés ; un roi parle contre la guerre ; un éphore parle dans le sens opposé: l'assemblée vote enfin et la guerre est résolue à la majorité des voix. Les rois ont pu donner leur opinion et leur suffrage, ils n'ont rien décidé Mais, une fois que la guerre avait été décrétée, c'était aux rois qu'appartenait le commandement. « Dès qu'on est sorti du pays, dit Aristote, ce sont les rois qui ont la direction de la guerre a. » Ainsi, ees rois, qui n'avaient aucun pouvoir militaire à l'intérieur de la Laconie, et qui n'étaient même pas chargés du recrutement de l'armée, soin qui regardait les éphores °, avaient l'autorité militaire en dehors des limites de l'État. C'est ce qu'indique aussi Xénophon : « Ils commandent l'armée partout où la ville les envoie 10. » Il fallait donc un ordre spécial de la cité pour qu'ils fussent investis du commandement. Le même historien montre nettement quelle était la nature de cette autorité : « Prenons les faits, dit-il, au moment où le roi se met en marche. Il commence par offrir dans la ville un sacrifice à Zeus conducteur de l'armée. Si les victimes donnent des signes favorables, le pyrophore prenant le feu de l'autel marche en tète de l'armée jusqu'à la frontière 11, Là, le roi offre un nouveau sacrifice à Zeus et à Athèné. Si ces deux divinités donnent d'heureux présages, il franchit la frontière. En campagne, chaque matin, il fait le sacrifice, et il le fait avant l'aube, afin de saisir plus vite que l'ennemi la faveur des dieux. Le sacrifice terminé, il donne à chacun ses ordres 12, » De mème avant chaque bataille, c'est lui qui immole les victimes, inspecte les entrailles, dit si les auspices sont favorables et donne alors le signal de combattre 113. Comme dépositaire des auspices et intermédiaire entre les dieux et les hommes. il possède, à la guerre, un pouvoir fort étendu : « Les rois, dit Hérodote, conduisent l'armée du côté où ils veulent; quiconque leur ferait obstacle serait sacrilège. » « En campagne, dit-il encore, ils marchent les premiers, ayant autour d'eux cent guerriers choisis, et on leur fournit autant de victimes qu'ils veulent pour les sacrifices 1k. » De tels faits ne doivent pas être appréciés d'après nos idées modernes. L'autorité militaire des rois de Sparte ressemblait peu à ce que nous entendons aujourd'hui par les mêmes mots. Elle était, à certains égards, très absolue, puisque celui qui osait y résister encourait les peines dues au sacrilège et que le roi pouvait de sa main le frapper de mort '°. Sûr de la volonté des dieux, garant de leur bienveillance, le roi marchait en tête et il fallait le suivre où il savait que les dieux le menaient. « Prêtre vis-à-vis des dieux, il était général vis-à-vis des hommes 1f. » Mais la direction stratégique ne lui était pas complètement livrée, « Les polémarques sont toujours auprès de lui et logent dans la même tente, afin de l'aider toujours de leurs conseils; avec eux se trouvent aussi toujours trois citoyens de la première classe, » C'étaient autant de surveillants. Parfois mème deux éphores les accompagnaient 17, A partir de l'an 417, on imposa au roi la présence permanente d'un conseil de dix membres 16. Aussi voyons-nous que, même à la tète de l'armée, il s'en fallait beaucoup que les rois eussent la pleine liberté de leurs mouvements. Le roi Cléombrote étant avec une armée en Phocide «envoie demander aux magistrats de Sparte ce qu'il doit faire 1° », Le roi Agésilas est rappelé d'Asie par un ordre formel des éphores, et Plutarque cite la lettre oit il leur répond que « son devoir est d'obéir aux lois, aux éphores et aux autres magistrats90 ». Le pouvoir militaire des rois de Sparte était donc d'une nature assez particulière et avait des limites. Quant à leur pouvoir politique, il était à peu près nul, « Chaque mois, dit Xénophon, il se prête un double serment, l'un de la part des rois, l'autre de la part des éphores au nom de la cité; les rois jurent d'observer les lois, la cité promet, à cette condition, de conserver la royauté 21, Plusieurs rois de Sparte ont été mis en accusation, jugés, déposés, non par acte révolutionnaire, mais par acte légal24, Les éphores avaient le droit d'infliger des amendes aux rois pour les plus petites fautes 23. Ils pouvaient même les mettre en prison sans jugement 24, Un fait entre beaucoup LAC 895 LAC d'autres suffira à montrer combien les rois avaient peu d'autorité dans la ville : le roi Cléomène lr voulait faire sortir de Sparte un étranger dont la présence lui semblait dangereuse; il dut s'adresser aux éphores et obtenir d'eux un arrêt d'expulsion'. En résumé, la royauté de Sparte était une autorité religieuse en temps de paix, une autorité religieuse et militaire à la fois en temps de guerre, mais elle n'était pas un pouvoir politique. Le gouvernement ne résidait pas en elle. Aussi Thucydide a-t-il pu dire que Sparte n'avait jamais connu le pouvoir absolu 2. Dans Hérodote, le Corinthien Sosiclès, s'adressant aux Lacédémoniens, leur dit qu'ils ne savent pas ce que c'est que la monarchie 3. Enfin Xénophon fait la remarque que Sparte « n'envia jamais à ses rois leur supériorité d'honneur, mais que les rois ne cherchèrent jamais non plus à augmenter leur pouvoir 4». 5° Le peuple. Le principe du gouvernement, à Sparte comme dans toutes les cités grecques, était que le vrai souverain était le peuple. Hérodote, voulant désigner la puissance suprême à Sparte, emploie les mots Tt) xotvbv ztv ZaxpttaT Ûv 5. Ailleurs, il énumère les attributions des rois et il ajoute : tels sont les privilèges que la communauté des Spartiates a donnés aux rois °. La rhètra, que Lycurgue était allé chercher à Delphes et qui fut le premier fondement de sa constitution, portait que le peuple S'I'poç serait le maître et aurait la décision des affaires Tel était au moins le principe; nous verrons. que la pratique n'y répondait pas exactement. Le peuple exerçait sa souveraineté légale dans des assemblées. II paraît, d'après un passage d'Hérodote, que dans le langage de Sparte l'assemblée s'appelait à tx 8. Les écrivains athéniens traduisent ce mot par celui qui était usité dans leur langue, Éxxkrl2ia3. Parfois aussi ils le rendent par celui qui signifie au sens littéral la multitude, 7cÀrOoç 1a. Thucydide nous a donné la description d'une de ces assemblées; on y voit que les rois et les sénateurs y assistaient et y pouvaient donner leur avis, qu'un éphore présidait, que c'était cet éphore qui faisait voter et qui posait les questions, qu'enfin le vote s'exprimait ordinairement, non par des suffrages écrits ou par la levée des mains comme à Athènes, mais par une simple acclamation collective, ;3o-Tl ; quelquefois néanmoins, si l'on ne pouvait pas discerner le cri le plus fort, le président pouvait faire voter par discession Il n'y a pas apparence que les citoyens fussent distribués par groupes et émissent des votes collectifs, ainsi que cela se passait dans les comices curiates et centuriates des Romains. Cette assemblée décidait de la paix et de la guerre12. Les traités de paix étaient conclus en son nom et portaient que c'était elle qui les avait voulus '3. C'était elle enfin qui faisait les lois ''° A ne regarder que ces faits, il semblerait que l'assemblée spartiate fût composée démocratiquement et qu'elle fût toute-puissante. Mais d'autres faits nous la montrent sous un jour fort différent. Pour ce qui est de sa toute-puissance, elle était plus apparente que réelle. « Le législateur e voulu, dit Plutarque, que, lorsque le peuple était assemblé, nul ne pût prendre la parole, si ce n'est les sénateurs et les rois (à quoi il faut ajouter les éphores) ; les sénateurs et les rois faisaient les propositions, le peuple décidait et ratifiait". Il résulte de là, d'abord, que le peuple n'avait aucune initiative, aucun droit de proposition ; ensuite, que cette assemblée était muette. A l'opposé d'Athènes, où le premier venu pouvait parler et discuter, Lacédémone ne connaissait ni orateurs ni démagogues. L'assemblée ne faisait qu'écouter, et elle n'avait à choisir entre deux opinions que dans le cas où les sénateurs et les rois se trouvaient en désaccord entre eux. Plutarque ajoute que, dans le siècle qui suivit Lycurgue, l'assemblée essaya de jouer un rôle plus important; on réprima ses exigences par une nouvelle rhètra dont l'historien donne le texte et qui peut être traduite ainsi : « Si le peuple se prononce pour l'opinion mauvaise, les sénateurs et les rois se retireront », ce qui signifie, dit Plutarque, que l'assemblée sera aussitôt dissoute et que ses décisions n'auront aucune valeur "s. Il ressort de là que le peuple ne pouvait pas se mettre en opposition avec les sénateurs et les chefs de la cité. Ou il approuvait ce qui lui était présenté, ou il se retirait sans rien faire. 11 avait bien une sorte de droit de véto, en ce sens qu'aucune proposition ne pouvait être convertie en loi s'il ne l'avait ratifiée; mais il ne pouvait jamais faire prévaloir une volonté qui lui fût propre. Aristote signale très nettement l'impuissance ordinaire de l'assemblée spartiate, dans deux passages : en parlant de la Crète, il fait observer que là, comme à Lacédémone, l'assemblée n'est maitresse de rien, et qu'elle ne fait que confirmer, par son vote, les décisions prises à l'avance par les sénateurs et les magistrats" Parlant ailleurs de l'assemblée du peuple à Carthage, il remarque au contraire qu'elle diffère de celle de Lacédémone; « car, lorsque les rois et les sénateurs de Cartilage font une proposition, le peuple n'a pas seulement à écouter en silence ; le premier venu peut parler contre la proposition, ce qui n'est pas permis à Sparte le ». Voilà donc des assemblées qui sont dites souveraines et qui pourtant ne possèdent ni l'initiative, ni le droit d'amendement, ni même le droit de discussion. Écouter en silence et répondre par des acclamations, voilà le plus souvent leur rôlef9. On doit d'ailleurs se demander si ce peuple spartiate, qui se réunissait ainsi en assemblée, était une multitude démocratique. Il est vrai que Thucydide et Plutarque se servent parfois de l'expression ' b ; mais on sait qu'en général les termes de la langue politique n'ont qu'une valeur relative comparée à tin sénat de -28 mem voudrait savoir avec exactitude comment celle de Sparte était composée. Il est clair que ni les hilotes ni les Laconiens n'en faisaient partie; mais il resterait à chercher combien il y avait de Spartiates et même si tous les hommes de race dorienne y figuraient. Or, on est d'abord frappé du grand nombre de Spartiates qui étaient déchus du rang de citoyen par l'ântp.(a. Cette peine, si prodiguée à Athènes, l'était bien plus encore à Lacédémone. Nous sommes fort loin d'avoir la liste complète des crimes et des délits qu'elle atteignait; mais nous savons qu'elle frappait tous ceux qui avaient manqué de courage dans un combat et même ceux qui, malgré le courage le plus brillant, avaient été faits prisonniers En outre, le même châtiment frappait ceux qui ne s'étaient pas soumis dès l'enfance à la rigide éducation que les lois avaient instituée 2. Il frappait encore ceux qui restaient célibataires au delà d'un âge déterminé'. Il frappait enfin tous ceux qui reculaient devant la dure observance des lois et de toute la discipline de Sparte 4. Il y a plus ; la pauvreté était par elle seule un motif suffisant pour être exclu du nombre des vrais citoyens. « A Lacédémone, dit Aristote, chacun doit apporter sa quote-part aux repas communs (quote-part qui, d'après Plutarque ° et Dicéarque ne laissait pas d'être assez importante et coûteuse 7), et, s'il ne peut la fournir, la loi le prive du droit de cité 8. » « Il est difficile aux pauvres, dit-il ailleurs, de prendre part à ces repas ; or la loi est telle que celui qui ne peut pas supporter cette dépense ne peut pas non plus partager le droit de cité'. » Ces faits, affirmés par Aristote, jettent une grande lumière sur l'état de la société spartiate. Les pauvres n'avaient pas accès à l'assemblée, puisqu'ils n'étaient pas réputés citoyens. Or, le nombre des pauvres était grand. Aristote nous apprend en effet « que les fortunes étaient très inégales et que la terre était dans un petit nombre de mains 10 ». Et comme tout travail et tout commerce étaient interdits au citoyen, la privation du sol équivalait à l'extrême pauvreté. Plutarque est, s'il se peut, plus énergique encore qu'Aristote : « La richesse s'accumula dans quelques mains et la pauvreté s'empara de Sparte ; le sol appartenait tout entier à une centaine de propriétaires ; le reste est une tourbe sans moyens d'existence et sans droits'`. » Sans doute, nous ne devons pas croire qu'il en ait été toujours ainsi ; la disproportion n'était pas si énorme avant la guerre du Péloponnèse ; mais l'inégalité de richesse existait déjà depuis longtemps, et, dès l'époque de la guerre de Messénie, Aristote signale des indigents, «aopouc, parmi les Spartiates 12. Beaucoup d'hommes se trouvaient donc, quoique nés de sang dorien, mis en dehors de la cité, et par conséquent exclus de l'assemblée. Les affranchis, les néodamodes, et ceux que l'on qualifiait d'inférieurs, 8aop.E(ovEç, faisaient-ils partie de l'assemblée du peuple ? Sur ce point, les renseignements LAC font défaut. Toutefois l'état d'oppression et de mécontentement oit Xénophon représente ces classes" permet de croire qu'elles n'avaient pas de droits politiques. Combien restait-il donc de vrais citoyens spartiates? Plusieurs anecdotes rapportées par Plutarque montrent que les Grecs étaient désireux d'en savoir le nombre, mais que Sparte le cachait avec un grand soin '•. Thucydide, racontant la bataille de Mantinée en 448, dit qu'il voudrait savoir combien il s'y trouvait d'hoplites spartiates, mais qu'il l'ignore à cause du mystère dont cette ville s'entoure' °. A Sphactérie, les Athéniens n'avaient fait prisonniers que 120 Spartiates" ; mais ce nombre parut assez grand pour que Sparte crût devoir traiter de la paix". Agésilas, partant pour son expédition d'Asie, avait 4000 alliés, 2000 néodamodes, et 30 Spartiates. On trouve enfin dans Xénophon un récit qui permet de juger quelle proportion il y avait, dans l'intérieur même de la ville, entre les vrais Spartiates et les classes inférieures. Un homme qui révélait un complot aux éphores, en 397, leur dit : « Cinadon me mena à une extrémité de l'agora et me dit de compter combien j'y voyais de Spartiates; je comptai le roi, les éphores, les sénateurs, et d'autres jusqu'à une quarantaine ; alors Cinadon me dit : « Eh bien, « ces hommes-là sont nos ennemis, tandis que tous les « autres que tu vois, et qui dépassent 4 000, sont nos amis ".» Si l'on prenait ce texte à la lettre, il faudrait croire que dès l'année 397 la proportion, dans la ville même, entre les vrais Spartiates et les hommes des classes opprimées, était comme 70 est à 4000. Sans aller jusque-là, on peut au moins tirer cette conclusion que les vrais citoyens étaient peu nombreux. Lorsqu'Aristote signale à Sparte le manque d'hommes, D,tyavepoi(a", nous devons sans doute entendre que c'était moins les êtres humains qui manquaient que les citoyens et les hommes libres. Ce qu'on appelait le peuple, à Sparte, c'est-à-dire ce qui formait le corps politique et ce qui avait des droits, devint de plus en plus une oligarchie. (ï° Le sénat.Les anciens attribuaient unanimement à Lycurgue l'institution du sénat 20. Il était composé de trente membres, y compris les deux rois dont chacun n'avait qu'un suffrage. Ce sénat de Sparte n'était pas héréditaire ; il n'était pas non plus annuel et issu d'un tirage au sort, comme à Athènes. Chaque sénateur était élu par le peuple. Pour être éligible, il fallait avoir soixante ans 2' . Une fois nommé, on était sénateur toute la vie. C'était véritablement une assemblée de vieillards, yepoua(a 22. Comme ce corps est ce qu'il y a eu de plus important à Sparte, on voudrait pouvoir s'en faire une idée exacte, et savoir avant tout comment il était composé. En principe, aucune condition de naissance ni de richesse n'était imposée pour être sénateur. Du moins les documents n'indiquent aucune condition de cette nature. C'était par la vertu » seule qu'on s'élevait à ce rang. Nous avons dit plus haut ce que Sparte entendait par la vertu civique, 7I 7t'oÂt tx'ÎI 1puTY1 ; elle commençait àl'âge de sept ans et LAC 897 LAC se continuait toute la vie. Elle avait ses concours, ses récompenses ses titres, ses degrés qu'il fallait gravir l'un après l'autre. La dignité de sénateur en était le degré le plus élevé ; on l'appelait « le prix de la vertu », xb?,ov T'rs âoeT`rls1. « Le législateur a voulu, dit Plutarque, que, dès qu'une place était vacante, on choisit parmi ceux qui avaient dépassé soixante ans le meilleur par la vertu, rsv «pt6TOV âpE''%I xp1OEVT2; c'était bien le concours le plus glorieux qui fût au monde ; il s'agissait de désigner le plus sage entre les sages, le meilleur entre les bons; il s'agissait en un mot de décerner le prix de la vertu, Vtxr,rr',otov Trlç âcErr,ç °». Il y a là autre chose qu'une déclamation. Aristote avait dit la même chose avant Plutarque. Démosthène et Eschine, qui expriment la même pensée dans des discours prononcés devant le peuple athénien, marquent bien que l'association de l'idée de vertu et de celle de sénateur spartiate était familière aux Grecs; d'oit nous pouvons inférer que cette même association d'idées avait, à Sparte, quelque chose d'officiel, ainsi que le dit Plutarque. Cet historien rapporte d'ailleurs certains traits de moeurs qui montrent que, dans les habitudes et dans la langue même de Lacédémone, l'élection d'un sénateur était un dernier concours et qu'il s'y attachait l'idée d'un prix suprême, 4t6rEtov 3. Ces faits méritent l'attention de l'histoire. La manière même dont ils sont mentionnés par les écrivains n'autorise pas à penser qu'ils soient une pure invention de moraliste. Dans cette vertu, dont la dignité de sénateur était le prix, nous devons voir, de deux choses l'une, ou une réalité pratique, ou tout au moins une fiction légale. Essayons de préciser ce que (levait être cette condition de vertu qui donnait à l'élection des sénateurs de Sparte un caractère si particulier. Les lois ou les moeurs exigeaient qu'on eût exercé toute la vie ce que Xénophon appelle « la vertu du citoyen », ou, suivant l'expression d'Eschine, « qu'on se fût montré vertueux depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse' 'i. En pratique, cela voulait dire qu'il fallait avoir traversé la rude et interminable éducation de Sparte, avoir fait toutes les campagnes, avoir remporté déjà plusieurs de ces prix qui étaient distribués entre les différents Ilges, avoir fréquenté assidûment les gymnases et les syssities. s'être toujours comporté bravement dans les combats et pieusement dans les fêtes. s'être marié à rage fixé, avoir pu vivre toujours honorablement sans travailler jamais, n'avoir entin jamais encouru aucune de ces condamnations qui frappaient les moindres infractions à la discipline de la cité. Il était nécessaire qu'on fût parvenu à l'âge de soixante ans sans commettre une faute, au moins sans avoir été convaincu de faute, et surtout sans avoir été atteint par le jugement d'un magistrat; c'est ici qu'on entrevoit le lien secret qu'il v avait entre les règles si minutieuses de la vie quotidienne et le gouvernement. Les premières étaient, en théorie, un apprentissage pour arriver à l'autre ; elles étaient, en pratique, un moyen de tenir la foule loin de la région élevée des honneurs et du pouvoir. Le Spartiate était dans tous ses actes sous Fenil des chefs, et il y avait pour toutes choses des récompenses et des punitions. Les punitions fermaient le chemin des honneurs : chaque récompense faisait avancer d'un rang. Il avait donc fallu, toute la vie, plaire à ses chefs, pour aspirer à comptr à son tour parmi les chefs. Songeons d'ailleurs qu'il n y avait aucune ville grecque qui eût autant multiplié les grades dans la vie militaire et les rangs ou les titres dans la vie civile. Il n'était pas permis d'arriver d'un seul coup, comme à Athènes, aux suprêmes honneurs; il fallait suivre une filière, monter de degré en degré ; Il est très probable qu'il existait à Sparte comme à Rome un cursus leonorum. On devait être successivement, dans l'armée. hoplite, énomotarque, lochage, polémarque; dans la vie civile, irène, chef de syssitie, gy-mnasiarque, chevalier parmi les 300, âyaO6Epyos ou hippagrète ; dans les charges, bidien, agonothète, éphore; tout cela avant de songer à être sénateur. Lors donc que le peuple avait à désigner un nouveau membre du sénat, il est vraisemblable qu'il n'était pas absolument libre dans son choix ; le concours n'avait lieu qu'entre un très petit nombre d'hommes déjà placés dans le rang qui touchait immédiatement au sénat, rang oit chacun n'était parvenu qu'à la suite de nombreux concours et de triages sans cesse renouvelés. Que si, maintenant, à côté de ces règles idéales qui obligent les électeurs et les élus à avoir les yeux fixés sur une vertu parfaite, nous regardons ce que la nature humaine comporte, nous devinerons bien toutes les considérations qui devaient intervenir dans une élection de cette sorte. Dans la pratique, il n'est rien de plus aristocratique que la vertu, parce qu'il n'est rien qui soit plus difficile à apprécier et qui se prête mieux à tolites les confusions. Il est bien vrai que pour le philosophe la vertu ne connaît pas les rangs sociaux ; mais dans l'opinion du vulgaire et dans l'invincible réalité des choses, la vertu se confond aisément avec la richesse et la naissance. Ce n'est pas le hasard qui a fait que les noms de xaaotxâyvOol, d'op/iiilales ou d'honnêtes yens aient été presque partout les dénominations officielles d'une classe aristocratique. Malheur au législateur qui vise trop haut : prétendre instituer une aristocratie de pure vertu, c'est s'exposer à ne fonder qu'une aristocratie de richesse ou une coterie d'oligarques. Le « pris de la vertu était à Sparte une fiction constitutionnelle, niais une de ces fictions qui, se prêtant au jeu des forces vives, sont toutes-puissantes dans le gouvernement et font que les États durent. Plutarque nous a dit tout àl'heure comment les sénateurs de Sparte auraient dû être élus; il va nous dire maintenant comment ils l'étaient : « Certains hommes choisis se tenaient enfermés dans une maison voisine de la place où se tenait l'assemblée; ils n'avaient pas vue sur elle, mais ils entendaient les cris qu'elle poussait; les divers candidats traversaient la place chacun à son tour, et sur le passage de chacun d'eux le peuple faisait entendre ses acclamations ; les hommes qui étaient enfermés dans la maison voisine notaient l'intensité de chaque clameur, et ils déclaraient élu celui pour lequel il leur semblait que les cris s'étaient élevés le plus•haut". » Aristote qualifie de puéril ce mode d'élection'. C'était au moins un procédé qui ne permettait ni calcul exact ni vérification, qui ne présentait aucune garantie, et qui par conséquent se prêtait mieux que tout autre procédé à la brigue, à l'arbitraire, à l'influence des coteries. N'oublions pas d'ailleurs que ce « peuple » qui faisait l'élection était déjà LAC 898 LAC une classe aristocratique. De tout cela nous conclurons qu'on ne doit pas être surpris de lire dans Aristote que la dignité de sénateur était le privilège de la classe la plus élevée 1. Il y a surtout un passage de sa Politique où il marque avec netteté le caractère de ces élections. Parlant de la ville d'Élis, il dit : « Le corps des citoyens y était peu nombreux, et parmi eux il en était encore moins qui pussent s'élever au sénat, lequel était viager ; or, le mode d'élection des sénateurs était tel que le choix des plus puissants s'imposait, comme cela se passe à Lacédémone'. » Il est donc permis de penser que, s'il est vrai qu'au commencement la dignité de sénateur ait été réellement « le prix de la vertu », il vint au moins un temps où elle fut l'apanage des familles riches et puissantes ; le sénat fut alors une oligarchie de vingt-huit membres °, Or toute la puissance était dans ses mains. L'assemblée du peuple, nous l'avons vu, n'avait ni l'initiative, ni le droit d'amendement, ni, en général, le droit de discussion. La vraie direction des affaires appartenait au sénat. L'homme qui est une fois admis dans ce corps, dit Démosthène, devient aussitôt un des chefs du gouvernement et un maitre pour la foule » Polybe, Plutarque, Denys et Pausanias s'accordent à dire que c'était par lui que toutes les grandes affaires de l'État étaient décidées ', et nous verrons plus loin qu'il disposait même de la justice. 7° Les magistrats ; les éphores. A côté du sénat était une série de magistrats que les écrivains athéniens désignent par les expressions of Ev €l`El ou ot doxotrrEç °. Il est difficile d'en donner la liste. Thucydide remarque que, parmi les 120 Spartiates faits prisonniers dans File de Sphactérie, il s'en trouvait plusieurs qui étaient en possession des magistratures, âc'àç ELovrEç ; cela donne il penser que les magistratures étaient assez nombreuses à Sparte. Nous lisons encore dans Xénophon qu'un jour les éphores, ayant ordonné une levée de soldats jusqu'à l'âge de soixante ans, ajoutèrent que ceux mêmes qui se trouvaient dans les charges, Ev cxcyuiç, devaient suivre l'armée ). Mais l'énumération complète des magistratures lacédémoniennes ne nous est fournie par aucun écrivain. On connaît les bidiens, qui étaient au nombre de cinq et dont la principale fonction parait avoir été de gouverner la jeunesse lacédémoniennes; les nornophylaques, dont le nom indique assez les attributions ° ; les agonothètes, les gymnasiarques, dont les fonctions ne laissaient pas d'être fort importantes les zppcdauvot qui correspondaient aux yuvatxelvop.ot d'Athènes10, mais qui, d'après Aristote, n'auraient eu qu'une autorité nominale ; nous savons aussi qu'il y avait é, Lacédémone des agoranomes". Peut-être faut-il compter parmi les magistrats les pythiens, les spondophores, les hippagrètes et les polémarques. Quoi qu'il en soit, les écrivains anciens qui décrivent, comme Aristote, le gouvernement de Lacédémone, ne signalent à notre attention qu'une seule magistrature, apparemment parce qu'elle était la plus haute; (t'est celle des éphores. llérodote attribue l'institution des éphores à Lycurgue' ; Aristote et Plutarque pensent qu'ils ne furent établis qu'au temps de Théopompe 13. Les deux opinions peuvent se concilier si l'on admet que leur grande puissance ne date en effet que du règne de Théopompe, mais que leur existence est plus ancienne. Un passage delavie de Cléomène présente en effet deux phases bien distinctes dans l'histoire de cette magistrature ; les éphores n'auraient été à l'origine que les ministres des rois, choisis par eux pour les remplacer en cas d'absence et les décharger d'une partie de leurs fonctions; c'est plus tard qu'ils seraient devenus indépendants et plus puissants que les rois 14. De toutes les institutions de Sparte, l'éphorat semble celle qui a le plus varié avec le cours du temps, et elle n'a varié que pour grandir toujours. Les éphores étaient au nombre de cinq ; leur pouvoir ne durait qu'un an, et c'est par le nom du premier d'entre eux que Sparte comptait les années". Ils étaient élus. Les documents n'indiquent pas que la loi leur imposât aucune condition de richesse, de naissance, ni d'âge. Aristote dit formellement qu'ils étaient tirés du peuple, et souvent même de la classe pauvre. Il marque cette différence entre le sénat et la magistrature des éphores que les hommes des hautes classes arrivaient seuls au premier, tandis que les hommes des derniers rangs pouvaient parvenir à la seconde10, Aussi quelques historiens modernes ont-ils considéré l'éphorat comme une magistrature démocratique et l'ont-ils comparé au tribunat des Romains 11. Mais pour pouvoir affirmer qu'ils eussent ce caractère, il faudrait savoir par qui et suivant quels procédés ils étaient élus, C'est ce que nous ignorons complètement. Aristote se contente de dire que le mode d'élection qui était employé à leur égard était puéril 18 ; d'où nous pouvons au moins conjecturer qu'il n'offrait aucune garantie de libre choix aux électeurs ; « ils sont tirés de la foule, dit Aristote ; mais je voudrais qu'en les tirant de la foule on eüt adopté une autre façon de les choisir ». La pensée de cette phrase n'est-elle pas que, si les éphores sont choisis dans la foule, ils ne sont pas choisis tout à fait par elle, et qu'il y a au moins quelque biais pour diriger son choix? Les pauvres, il est vrai, étaient souvent élevés à cette magistrature; cela ne prouve pas nécessairement que ces hommes fussent des démocrates; car Aristote, l'observateur exact et sans parti pris de la nature humaine et des faits historiques, ajoute cette remarque '° : « Souvent ces hommes pauvres, arrivés au pouvoir, se sont fait acheter ; il n'en a pas manqué qui se sont laissé corrompre par argent. » Il était, en effet, LAC 499 LAC presque inévitable que dans une ville qui aimait tant l'argent', et où tout moyen légitime d'en gagner était interdit, les pauvres se missent souvent à la solde des riches. C'est d'ailleurs un usage assez fréquent chez les aristocraties de confier le pouvoir, non à quelques-uns de leurs membres qui se tro n eraient alors trop puissants, ce qui romprait l'égalité entre eux, mais à des hommes d'une classe inférieure qu'on élève aux grandeurs pour une année et qu'on peut ensuite laisser retomber dans le néant. Ces hommes, pendant la courte durée de leur charge, sont armés par l'aristocratie d'un très grand pouvoir ; mais ils sont obligés, par le sentiment même de leur faiblesse naturelle, de se laisser guider par d'autres, et il ne leur échappe pas que, l'année expirée, ils se ietrouveront dans l'impuissance et seront à la discrétion de cette même aristocratie. Il semble bien que telle ait été la politique de l'oligarchie spartiate en s'arrangeant pour que les éphores fussent,suivant l'expression d'Aristote, ,1 les premiers venus 2 ». Il est d'ailleurs à peu près inévitable qu'une magistrature qui ne dure qu'un an et qui est partagée soit faible vis-à-vis d'un corps inamovible ; et cela est surtout vrai lorsque les magistrats annuels ne sont pas tirés de ce corps et ont pour suprême ambition d'y entrer. L'histoire de Sparte, depuis Théopompe jusqu'à Agis III, n'offre pas d'exemple d'éphores qui aient pris en mains les intérêts des classes inférieures contre la puissance de l'oligarchie sénatoriale. On les voit souvent agir contre les rois ou contre le parti populaire ; on ne les voit jamais agir contre le sénat. Il y a même à faire cette remarque, que l'autorité des éphores s'est accrue à mesure que le gouvernement de Lacédémone est devenu plus aristocratique. Plus le nombre des propriétaires et des citoyens a diminué, plus la direction des affaires a été portée au sénat, et plus aussi les attributions des éphores ont été augmentées. lls avaient seuls la police de la ville, au point qu'un roi souhaitant l'expulsion d'un étranger était forcé de s'adresser à eux'. Ils ne rendaient de comptes à personne, et c'était au contraire à eux que tous les hommes revêtus de quelque autorité rendaient leurs comptes'. Ils ne se levaient de leurs sièges éphoriques devant personne, et les rois au contraire se levaient devant eux 3. Ils pouvaient frapper d'amende qui ils voulaient Ils avaient le droit de mettre les rois en accusation, de les juger 7, de les enfermer en prison de les condamner à des amendes°, de les déposer l6. C'étaient eux qui présidaient l'assemblée du peuple. qui lui posaient les questions, qui la faisaient voter Ils décrétaient les levées de soldats 12. Deux d'entre eux pouvaient accompagner le roi à la guerre ". Même en restant à Sparte, ils dirigeaient les rois dans leurs expé ditions l", ou leur enjoignaient de revenir ire lls concluaient les traités de paix au nom de la cité". En un mot, ils étaient, suivant Aristote, mitres des plus grandes affaires'', et leur autorité était une sorte de tyrannie 1e. a Leur pouvoir est trop grand, dit le même écrivain, et il est aussi absolu que celui des tyrans ". » Toutefois, ce que nous savons de leurs actes et de leur politique, soit au dedans soit au dehors, nous les montre toujours d'accord avec le sénat et nous permet de penser qu'ils n'exerçaient ce grand pouvoir que comme instruments du corps oligarchique. Ils étaient les chefs du pouvoir exécutif dans un gouvernement dont le sénat était lame, 9° De la justice. L'autorité judiciaire, qui a en tout pays une si intime relation avec l'état social et politique, était partagée, à Lacédémone, entre les rois, le sénat, et les magistrats; mais elle l'était fort inégalement entre ces trois pouvoirs. Les rois, suivant un texte très précis d'Hérodote, ne jugeaient que dans deux cas : si une tille, unique héritière d'une famille ou épicière, n'avait pas été fiancée par son père, le roi prononçait par jugement à quel époux elle devait appartenir 20 ; le roi avait en ce point la même juridiction que le premier archonte d'Athènes ; l'un et l'autre devaient veiller à la perpétuité des familles et cette perpétuité était intéressée dans les jugements relatifs aux filles épicières ; 2° les rois de Sparte prononçaient dans les débats relatifs aux voies publiques'. La juridiction criminelle appartenait au sénat". Les peines étaient sévères : c'était la mort 2U, l'exil, l'amende 2' la confiscation des biens 25, la perte du droit de cité ou atimie. Aussi Plutarque dit-il que le sénat était maitre de la vie et du rang civique des Spartiates 26 Les éphores avaient le jugement des procès relatifs aux contrats et aux obligations27, et ces procès étaient assez nombreux à Sparte polir qu'ils dussent siéger tous les jours 28. En même temps, ils jugeaient en matière politique, faisaient rendre leurs comptes aux magistrats, prononçaient des amendes 22. Il semble même qu'ils aient pu frapper de mort sans jugement tout homme qui portait atteinte à la sûreté de l'État 30, Les magistrats inférieurs avaient aussi le jugement de quelques délits" II y avait donc cette grande différence entre Lacédémone et les cités démocratiques comme Athènes, qu'a Lacédémone la justice n'appartenait pas au peuple. Jamais, parmi les récits assez nombreux de jugements qui nous sont parvenus, nous ne voyons ni le peuple jugeant lui-même ni un tribunal issu du peuple. La justice émane toujours ou des magistrats ou du sénat. C'était tin grand pouvoir dans les mains de l'oligarchie, et Aristote fait observer que, comme il n'existait pas de lois écrites, les sénateurs prononçaient à leur volonté et LAC 900 LAC arbitrairement'. On comprendra l'importance de ces faits si l'on songe qu'à Athènes c'est surtout par les tribunaux populaires que le régime démocratique s'est établi. A Sparte, au contraire, la justice resta toujours le privilège du corps oligarchique ou des magistrats qui dépendaient de lui. Aussi Aristote fait-il cette remarque : A Lacédémone, les grands peuvent faire ce qu'ils veulent ; ils s'enrichissent outre mesure, et les propriétés s'accumulent dans leurs mains'. » C'est peut-être aussi dans le même sens que Démosthène avait dit : « A Sparte, dès qu'un homme entre au sénat, il devient un maître pour la foule 3. Tels sont les institutions, les faits, les moeurs, que les documents nous permettent de saisir dans la vie de Lacédémone. D'après tout cet ensemble, le gouvernement de cette cité se présente à nous sous un jour tout différent de celui d'Athènes. Nous n'y trouvons, en effet, ni un sénat annuellement tiré au sort, ni des magistrats toujours dépendants du peuple qui peut leur retirer leurs pouvoirs, ni une assemblée maitresse et composée de petites gens, ni rien qui ressemble à l'héliée athénienne, ni le salaire des juges et des ecclésiastes, ni, en un mot, aucune de ces pratiques qui mettent forcément le pouvoir dans les mains de la foule. Il est possible que, dans le système primitivement établi par Lycurgue, la société spartiate fèt plus démocratique que ne l'était la société athénienne à la même époque, c'est-à-dire au vine siècle. Mais, depuis ce temps, les deux cités ont suivi toujours une marche opposée. Sparte est devenue, par ses moeurs comme par ses lois, de plus en plus aristocratique. La propriété foncière, qui était déjà répartie inégalement avant la guerre du Péloponnèse, s'accumula peu à peu dans un très petit nombre de mains, ce qui était justement le contraire de ce qui se passait à Athènes. Le nombre des citoyens diminua en même temps que celui des propriétaires. Les distinctions sociales allèrent se multipliant. Les institutions politiques servirent exciusiveinentles intérêts d'une classe chaque jour plus restreinte, et Sparte devint, entre toutes les villes grecques, celle où l'inégalité fut le plus profonde. Aristote range toujours Lacédémone dans la catégorie des gouvernements aristocratiques, bien qu'iI dise qu'on y a su donner quelque satisfaction au peuple par l'élection d'ailleurs illusoire des éphores. Les éloges de Platon et de Xénophon, comme les reproches d'Aristote, s'adressent à cette aristocratie. Isocrate dit nettement que le gouvernement de Sparte est oligarchique `. Démosthène et Eschine le donnent à entendre clairement. Tous les anciens sont d'accord sur ce point. Plutarque dit formellement : la monarchie chez les Perses, la démocratie à Athènes, l'oligarchie à Lacédémone "' La politique extérieure de cette ville fut toujours celle qui convenait à de telles institutions. Sparte fut toujours également ennemie des tyrans et de la démocratie. Elle combattit la tyrannie de Polycrate à Samos, celle des Pisistratides à Athènes. Partout aussi elle fit la guerre à la démocratie ; Thucydide remarque que chaque fois qu'elle était victorieuse « elle renversait le gouvernement populaire et mettait au pouvoir une oligarchie qui lui était attachée 6 ». Elle était l'amie d'Athènes quand Cimon gouvernait, son ennemie quand Périclès y dirigeait les affaires. Pendant la guerre du Péloponnèse, on vit dans chaque ville grecque « les hommes du parti populaire s'unir aux Athéniens et les hommes de l'oligarchie s'attacher aux Lacédémoniens « Partout, dit Aristote, les Athéniens renversaient le gouvernement oligarchique, les Lacédémoniens le gouvernement populaire » On peut bien penser toutefois qu'à Sparte, connue partout ailleurs, les classes opprimées firent des efforts pour secouer le joug. Malgré le secret dont cette ville s'enveloppait volontiers plusieurs révoltes ont été connues au dehors et ont laissé quelque souvenir dans l'histoire. Nous ne parlons pas de celles des hilotes messéniens, mais de celles des hommes de sang spartiate. Dès le vn° siècle, Aristote signale une lutte, à Lacédémone, entre les riches et les pauvres ». Le poète Terpandre, suivant une tradition, aurait eu l'art ou le bonheur d'apaiser une sédition dans Sparte 1'. Plusieurs rois essayèrent de relever la royauté ; pour y parvenir, ils s'appuyèrent sur le peuple et, suivant l'expression d'Aristote, se firent démagogues". Le récit du complot de Cirta don est particulièrement instructif ; on y voit un homme, qui est Spartiate, qui est « homme de valeur et bien en vue », mais qui ne peut pas parvenir aux honneurs de la cité 13 ; il jure la perte d'un gouvernement où des hommes comme lui ne peuvent trouver place; il réunit des conjurés; il a pour lui, non seulement les pilotes et les Laconiens, mais les néodamodes et les uaogtfovmç " ; car « chaque fois que parmi ces gens-lit on parle des Spartiates, il n'y en a pas un seul qui dissimule qu'il lui serait agréable de les manger tout crus». On devine ce qu'il y a eu de haine dans les classes inférieures, ce qu'il y a eu d'habileté, d'énergie, et aussi d'impitoyable cruauté dans la classe supérieure. Sans louer ni dénigrer ce système d'institution, on juge ce qu'il a fallu de sagesse virile à cette oligarchie peu nombreuse pour maintenir son gouvernement pendant six siècles, pour prévenir ou réprimer les révolutions, pour fonder enfin la grandeur de Sparte et lui donner durant un temps assez long l'em LAC -901 -LAC